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Date de création : 05.05.2010
Dernière mise à jour :
27.07.2024
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René Girard poursuit son analyse magistrale de l'amour dans Songe d'une nuit d'été de Shakespeare
René Girard, Shakespeare, les feux de l'envie, © Éditions Grasset & Fasquelle,
Chapitre VII
« QUELQUE CHOSE D'UNE GRANDE COHÉRENCE »
Au début du cinquième acte, Thésée et Hippolyta viennent d'entendre les quatre jeunes gens donner leur version des événements de la nuit. Hippolyta veut savoir ce qu'en pense Thésée :
C'est étrange, mon Thésée, ce dont parlent ces amoureux.
THÉSÉE: Plus étrange que vrai: jamais je ne pourrai croire
Ces fables grotesques ni ces contes de fées.
Les amoureux et les fous ont des cerveaux bouillants,
Des fantaisies visionnaires qui conçoivent
Plus de choses que la froide raison n'en perçoit.
Le fou, l'amoureux et le poète
Sont d'imagination tout entiers pétris.
L'un voit plus de démons que le vaste enfer ne peut en contenir,
C'est le fou. L'amoureux, tout aussi exalté,
Voit la beauté d'Hélène au front d'une Égyptienne;
L'œil du poète, roulant dans un parfait délire,
Va du ciel à la terre et de la terre au ciel;
Quand l'imagination accouche
Les formes de choses inconnues, la plume du poète
Les façonne et donne à des visions immatérielles
Une demeure et un nom.
Tel est le pouvoir d'une imagination forte
Qu'il lui suffit de concevoir une joie
Pour percevoir le messager de cette joie;
Et la nuit, si l'on se forge une peur,
Comme il est facile de prendre un buisson pour un ours!
(V, 1, 1-22)
Ce que Thésée expose ici, c'est une théorie individualiste du mythe. S'il exprime le point de vue de l'auteur, alors sa tirade, belle mais banale, jette le doute sur ma lecture de la nuit d'été, laquelle n'est ni individualiste ni sociale (au sens usuel du mot), mais intersubjective ou plus exactement interdividuelle (au sens de la théorie mimétique)1.
La réplique d'Hippolyta montre que Thésée a mal saisi ce que sa femme lui demande. Fascinée par le récit fabuleux des quatre jeunes gens, elle souhaite en discuter, mais son interlocuteur a pris cette curiosité intellectuelle pour une simple manifestation d'anxiété « féminine ». C'est pourquoi il tient les propos rassurants qui, selon lui, s'imposent.
Avec une arrogance typiquement masculine, il pose en principe que lui seul est assez rationnel pour écarter toute superstition. Les vers éloquents qu'il prononce ne contiennent rien qui soit véritablement faux, mais la question à laquelle ils répondent est simpliste à côté de celle qu'a posée Hippolyta. Le rationalisme étroit a le redoutable pouvoir de réduire les énigmes passionnantes à de ronflantes platitudes.
Si l'on veut apprécier les propos de Thésée à leur juste valeur, il ne faut pas les couper du dialogue où ils s'inscrivent et faire comme s'ils constituaient une sorte d'oracle isolé. Hippolyta parle peu, mais elle parle la dernière et sa parole est décisive:
Mais tout le récit qu'ils nous ont fait de cette nuit
Et de tous leurs esprits ainsi transfigurés ensemble
Est plus convaincant que des visions chimériques:
Cela devient quelque chose d'une grande cohérence,
Sans cesser d'être étrange et merveilleux.
(23-27)
Si on se laisse trop impressionner par le discours magnifique de Thésée, ces cinq vers paraissent surajoutés et on les entend à peine: ils confirment en chacun de nous le sentiment que la reine des Amazones est une femme plutôt timorée et crédule qui s'efforce de justifier l'existence des fées. Il n'en est rien. Le comportement du duc d'Athènes rappelle un peu celui des artisans lorsqu'ils envisagent d'atténuer certains aspects de leur pièce afin de ne pas effrayer les spectatrices.
La question porte sur la genèse du mythe et, n'obtenant pas de réponse satisfaisante, Hippolyta propose autre chose. Si elle était du même avis que Thésée, ses cinq vers ne commenceraient pas par mais. La leçon que celui-ci retient de la nuit d'été ne la satisfait pas vraiment; aussi tire-t-elle ses propres conclusions, moins harmonieuses que la sagesse facile de Thésée, mais plus profondes.
Hippolyta contredit Thésée sur trois points fondamentaux. Premier point: le mythe est un phénomène collectif et non individuel. C'est là ce que veut dire « tous leurs esprits ainsi transfigurés ensemble ». Pour comprendre « tous leurs esprits », il faut deviner que la formule s'applique non seulement aux amants, mais aux artisans. Le mot « ensemble » renvoie au rôle joué par la contagion mimétique.
Deuxième point: aussi faux et trompeur qu'il soit objectivement, il faut se garder de prendre le mythe pour de la fiction pure, pour le produit de l'imagination individuelle ou d'une inspiration poétique fonctionnant en circuit fermé. Le mythe n'est pas une invention subjective. Malgré ses illogismes, ses incohérences et ses purs mensonges, « le récit [...] de cette nuit [...] est plus convaincant que des visions chimériques ». Cette remarque capitale est inconciliable avec le scepticisme étroit de Thésée.
Troisième point : malgré l'effervescence de sa genèse et le caractère fantastique de son contenu, le mythe est « quelque chose d'une grande cohérence » (something of great constancy); autrement dit, il a une structure stable, ce qui implique toute une série de conséquences que la théorie individualiste de Thésée est incapable de prendre en compte.
Je me félicite, bien sûr, de voir Hippolyta s'opposer à Thésée sur les points mêmes qui rendent sa longue tirade incompatible avec ma propre analyse. La reine ne trouve rien dans le récit des quatre amants qui aille dans le sens de l'idée purement subjective que Thésée se fait de la production mythique. En son for intérieur, elle rejette la façon qu'il a d'expulser et le poète et le fou et l'amoureux, en un geste opposé mais en fin de compte équivalent à l'idolâtrie actuelle de la « fiction pure », notion clef de la critique littéraire « contemporaine » depuis quatre ou cinq siècles.
Cette analyse d'Hippolyta confirme la nôtre et nous autorise à conclure que c'est elle, et non Thésée, qui exprime la pensée de l'auteur. Les cinq vers de sa réplique sont un petit essai critique de Shakespeare lui-même sur la nature du mythe ; et la nuit d'été est une mise en scène des idées qu'il y développe.
Le dramaturge semble ici rechercher, à tâtons, un mode d'expression plus conceptuel que le théâtre. Le genre qu'il pratique et l'état de la réflexion anthropologique à son époque lui interdisent de développer ses idées plus complètement, et c'est bien regrettable. Compte tenu de toutes les difficultés, il faut rendre grâce pour ces cinq vers extraordinaires !
Mais Hippolyta est femme; sa tirade n'a ni éclat ni force dramatique: on ne la citera jamais dans les discours de distribution des prix. Les milieux universitaires en sont restés à Thésée, et la plupart des commentateurs analysent le Songe comme si les cinq vers d'Hippolyta n'existaient pas.
Si ces vers n'avaient pas d'importance aux yeux de Shakespeare, ils ne figureraient pas dans la pièce à la place stratégique qu'ils y occupent. Il est indubitable que Shakespeare a voulu réfuter discrètement mais de façon décisive les clichés retentissants de Thésée. Les remarques du duc sont souvent pénétrantes, mais, en la circonstance, sa femme le fait apparaître comme une solennelle outre de vent.
L'éloquence et le prestige de Thésée confèrent à son discours une illusion d'autorité qu'il ne mérite pas : le duc se contente de redire ce que tout le monde ou presque répétait déjà au tournant des XVIe et XVIIe siècles – et répète encore de nos jours.
Thésée est le grand prêtre d'un humanisme optimiste qui évacue habilement la nuit d'été au triple motif de la poésie, de la folie et de l'amour. Cette astucieuse opération délie les hommes respectables de toute responsabilité au regard des vilains tours que le mimétisme pourrait leur jouer.
Il est admirable que Shakespeare ait confié l'évacuation rationaliste du mythe à une grande figure mythique. Le geste par lequel l'humanisme moderne expulse – et intronise – la pensée magique et mythique au chef de la « superstition » ou de l'« imagination » constitue notre façon de remplacer le mythe proprement dit, une fois qu'il a épuisé son potentiel de crédibilité. Le rationalisme étroit remplit la même fonction que les explications magiques d'autrefois : il rend la rivalité mimétique totalement invisible, même aux spectateurs du Songe d'une nuit d'été. La philosophie de Thésée est, ironie du sort, héritière de la mythologie.
Hippolyta tire gentiment Thésée par la manche, mais Thésée n'entend rien. Voici aujourd'hui quatre cents ans qu'elle tire sur cette manche, et sans le moindre résultat, ses paroles à jamais enfouies sous l'impressionnant échafaudage de l'humanisme triomphant, à jamais étouffées par le besoin d'être rassuré qui nous habite – besoin auquel répond d'abord notre croyance au mythe, puis, en un second temps, le type d'incrédulité incarné par Thésée.
Pourquoi une réfutation aussi discrète? Pourquoi un auteur choisirait-il de donner à la lecture erronée de sa pièce plus d'éloquence, de prestige et d'efficacité dramatique qu'à sa propre vérité?
Pourquoi l'évacuation plutôt lamentable de tout ce que le texte shakespearien comporte d'audacieux et d'original est-elle ici présentée avec plus de panache que l'analyse exacte du dessein de l'auteur – laquelle a néanmoins sa place dans le tableau... sa toute petite place?
En règle générale, l'écrivain vrai sait en quoi il est fort et s'attache à mettre cette force en valeur. Shakespeare sait parfaitement ce qu'il en est et, pourtant, que de fois il met sa lumière sous le boisseau et donne à sa pièce une apparence qui la trahit. Ce comportement étrange est un exemple de plus de ce que nous avons découvert plus haut. D'un bout à l'autre de la pièce, Shakespeare poursuit la même stratégie. Il est tout à tous: ceux qui ne souhaitent qu'un Songe superficiel croient constater qu'il est tel; si d'autres aspirent à plus, leur attente ne sera pas déçue.
La plus ancienne discussion critique du Songe, et la plus grande, se trouve dans la pièce elle-même et elle se répète chaque fois que la pièce est reprise, sauf, bien sûr, si l'on supprime les vers d'Hippolyta, ce qui se produit souvent. On ne s'avise jamais que Shakespeare est grand penseur autant que grand artiste, et les deux sont inséparables. L'essentiel est de comprendre que la supériorité apparente de Thésée ne reflète pas le jugement de l'auteur.
Le dialogue piège entre Thésée et Hippolyta ne fait que confirmer ce que j'ai dit concernant l'existence de deux pièces en une seule. Au début du cinquième acte, ces deux pièces prennent littéralement corps à travers deux personnages, Thésée incarnant la comédie superficielle et Hippolyta la comédie profonde, celle de l'interaction mimétique.
La seconde pièce n'est pas « profonde » au sens où elle serait enfouie sous la couche épaisse des mots, au tréfonds de ce que certains nommeraient une « infrastructure ». Elle n'est pas moins visible que la pièce superficielle et n'est cachée qu'en apparence. La raison de notre aveuglement est toujours la même : notre rejet obstiné de la dimension mimétique pourtant omniprésente dans le théâtre de Shakespeare.
***
La genèse du mythe telle qu'elle apparaît dans le Songe éclaire le rôle joué par le monstrueux et la métamorphose mythique dans l'ensemble du théâtre shakespearien.
Rétrospectivement, on s'aperçoit que les Deux Gentilshommes de Vérone contenaient une première allusion à ce qui s'épanouit dans le Songe. Si l'on se demande pourquoi Shakespeare a donné le nom de « Protée » à sa première incarnation du désir mimétique, la réponse est évidente : Protée est dieu des métamorphoses.
Dès le début de sa carrière, Shakespeare ancre la métamorphose mythique dans le désir mimétique – non pas la mimesis anodine de l'esthétique traditionnelle ou l'imitation évidente et sereine de modèles publiquement reconnus, mais la mimesis de rivalité, dans cette imitation qui toujours essaie d'apparaître pour son contraire et de passer pour l'indépendance même. Le mythe est inséparable de la symétrie violente des doubles mimétiques et il ne faut pas voir une coïncidence dans le fait que, dans le monde entier, les protagonistes les plus fréquents du mythe soient justement ces doubles. Le désir mimétique fait de l'homme un monstre moral autant qu'un monstre physique. A l'époque où Shakespeare rédigeait les Deux Gentilshommes, la genèse du mythe que le Songe met en scène était déjà en quête d'une expression, mais elle n'était pas encore en mesure d'y atteindre. Shakespeare fit une seconde tentative et, cette fois, le succès est total.
C'est a posteriori, et à partir de la pièce ultérieure, qu'on peut comprendre pourquoi Shakespeare a donné le nom de Protée à son personnage. Protée se transforme mimétiquement en un deuxième Valentin et son désir d'emprunt fait de lui un être protéiforme. On ne peut saisir cela que si l'on envisage les deux comédies du point de vue de leur thème mimétique commun, en prenant en compte le développement inégal de ce thème. Le nom de « Protée » eût mieux convenu encore dans la seconde pièce que dans la première, mais, à l'évidence, Shakespeare n'a pas voulu le réutiliser. L'usage de ce nom dans la première comédie révèle que le Shakespeare du début saisissait déjà le pouvoir de transformation du désir et s'efforçait de le mettre en scène. L'association désir/métamorphose monstrueuse ne quittera plus l'auteur; elle habitera désormais la totalité de son oeuvre théâtrale. Elle réapparaît notamment dans cette pièce archimimétique qu'est Troïlus et Cressida, où elle est liée à la passion amoureuse des protagonistes et comporte des connotations morales encore plus explicitement négatives que dans les comédies antérieures.
On assimile les apparitions surnaturelles des tragédies à des monstres et il est facile de montrer que ces apparitions sont toutes, de façon plus ou moins voyante, enracinées dans le contexte de la crise mimétique et des hallucinations qui l'accompagnent. C'est tout aussi vrai du fantôme de César ou du spectre du père d'Hamlet que des trois sorcières et autres apparitions dans Macbeth.
C'est vrai également de Caliban dans la Tempête. J'admets volontiers que les cannibales du célèbre essai de Montaigne puissent expliquer le nom de ce monstre, car la pièce contient d'autres allusions à l'écrivain français; mais la signification principale du nom de Caliban n'a, me semble-t-il, rien à voir avec cette allusion littéraire. Elle n'est pas, ou très peu, liée à une appréciation négative et « colonialiste » des cultures primitives. Je vois, pour ma part, en Caliban une sorte de récapitulatif de tous les monstres mimétiques du théâtre shakespearien et je reviendrai à lui dans le dernier chapitre de ce livre.
1 Des choses cachées, p.307 sq.